Le théâtre naît à Athènes au Ve siècle avant J.-C., dans un monde où l’art sert à penser la cité, questionner la justice, explorer les passions humaines. Ce rituel collectif politique traversera les siècles : des salons de Molière aux avant-gardes absurdes du XXe siècle, en passant par le théâtre ouvrier. Le cinéma, quand à lui, ne débarque qu’en 1895 avec les frères Lumière. D’abord curiosité scientifique, il devient très vite un outil de divertissement de masse. Si, à ses débuts, le cinéma s’inspire du théâtre par des plans fixes, un jeu frontal et l’adaptation de pièces fameuses, le 7ᵉ art ne tarde pas à s’en détacher pour se forger son langage propre — travelling, montage, ellipse, champ contrechamp… Aujourd’hui, la tendance s’inverse : c’est le théâtre qui semble s’inspirer de plus en plus du cinéma. Quel rapport existe-t-il entre un art vivant et un art monté, oscillant tous les deux entre la fragilité de l’instant et le fantasme de la maîtrise ?
Ce n’est pas un hasard si tant de films à succès s’appuient sur des mécaniques dramaturgiques : Le Prénom, Le Dîner de cons, The Father sont en fait des pièces de théâtre déguisées. De plus, les planches restent la matrice de la plupart des grand·es acteur·ices. Avant de briller à l’écran, beaucoup se sont découvert·es au plateau. Vassili Schneider, sacré Révélation masculine aux Molières 2025, l’a rappelé en recevant son prix : c’est bien sur scène qu’il s’est formé, avant de rejoindre Pierre Niney dans Le Comte de Monte-Cristo. Comme Adjani, Gallienne ou Cumberbatch, il incarne cette filiation entre comédien·ne de théâtre et acteur·ice de cinéma. Du côté des cinéastes, certains comme Bergman, Resnais ou plus récemment Zeller ont puisé leur singularité dans l’art dramatique. Leur cinéma, profondément marqué par le théâtre, se distingue par une esthétique de la vérité nue : peu de coupe, pas d’artifice. À contrario, quand le cinéma explore la réalité virtuelle, on peut se questionner : pourquoi donc chercher à produire une sensation de réel quand le réel existe sur la scène ? Le théâtre est un art parfait de ses imperfections, que le cinéma en réalité virtuelle gomme.
Mais l’inspiration est réciproque, d’autant plus aujourd’hui où le théâtre emprunte massivement au cinéma avec des écrans géants en fond de scène, des bandes-son, des effets de montage en direct... Des metteur·euses en scène comme Thomas Jolly ou Julien Gosselin conçoivent leurs pièces comme des objets hybrides. Le jeu lui aussi change : plus intériorisé, plus contenu, plus filmique. S’en est fini des Sarah Bernard avec leurs grandes tirades, on met plus de silences, de regards, de respirations. Et surtout, grâce au cinéma, le théâtre est sorti de ses murs : Phèdre, Antigone, Roméo et Juliette ont touché des millions de spectateurs grâce à leurs adaptations. Le cinéma a popularisé le théâtre. En effet, dans les publics, le théâtre est encore perçu comme bourgeois, élitiste, codifié, avec des salles souvent socialement homogènes. À l’inverse le cinéma est un art jugé populaire où l’on a le droit de manger du pop-corn assis tranquillement sur le fauteuil de velours rouge. Et c’est peut-être ici que le théâtre doit tirer le plus gros enseignement du cinéma : retrouver une part de son rituel politique collectif originel : celle d’un art pour tou.tes, par tou.tes, au cœur des enjeux de la société.